« Pêcheras-tu le Léviathan avec un hameçon ? Avec un jonc perceras-tu sa langue ? » – Job 41-1
Jon Osler vit actuellement à Moscou, il y enseigne l’anglais et y apprend le russe. Son blog souligne les particularités fascinantes perçues par « An Englishman in Russia. »
Leviathan, le nouveau film de Zvyagintzev qui se déroule à Teriberka dans le Nord-Ouest de la Russie et lauréat de nombreux prix, est une adaptation moderne de l’histoire biblique de Job, dans laquelle Dieu permet à Satan d’attaquer un homme fidèle. Le Leviathan est un monstre de mer, bien exploré dans le livre de Job et plus tard par St. Thomas d’Aquin qui l’envisage comme le démon de l’envie.
L’intrigue de ce film est poussée par les volontés des personnages, surtout celle du maire corrompu Vadim (Roman Madyanov), qui convoite le terrain du mécanicien local Kolya (Alexei Serebryakov). Kolya vit dans une maison construite par sa famille, avec sa deuxième femme Lilya (Elena Lyadova) et son fils adolescant Romka (Sergey Pokhodaev). La maison possède une vue phénoménale sur la baie. Vadim impose une expropropriation à Kolya, en contrepartie d’une compensation dérisoire. Kolya fait alors appel à son vieil ami de l’armée Dmitriy (Vladimir Vdovichenkov), devenu un brillant avocat à Moscou, pour lutter contre cette décision d’expropriation. Dmitriy obtient un dossier compromettant sur ce maire malhonnête qu’est Vadim, et il espère utiliser contre lui pour le persuader d’abandonner l’expropriation afin d’éviter un scandale personnel. Le décor est planté pour une bataille captivante qui implique la politique, le système judiciaire et l’Eglise.
La mise en scène du film avec les vues colossales sur le littoral pâle et gris, les vastes plaines détrempées et les chaînes de montagnes crée une ambiance froide et sombre, laquelle s’ajoute au sentiment d’impuissance auquel font face les personnages, un sentiment qui ne fait qu’empirer. Le film compte de nombreuses scènes de consommation d’alcool et les interprétations de l’ivresse mettent en avant avec brio le sentiment de désespoir des personnages. Zvyagintzev savait que ces scènes seraient les plus difficiles et a encouragé les acteurs à boire pour de vrai. Dans l’une des scènes, Alexei Serebryakov était prétendument tellement ivre et malade que Roman Madyanov (Vadim) a fini par faire la scène seul. Cette stratégie a été un grand succès et la performance effrayante de Serebryakov évoque l’interprétation de l’avocat alcoolique Frank Galvin par Paul Newman, à l’occasion de sa lutte desséchante contre la corruption dans Le Verdict (1982).
Plusieurs critiques ont soutenu que le film était une critique de la politique en Russie s’étendant jusqu’au Président lui-même. Elles citent le portrait de Poutine dans le bureau de Vadim, qui veille magistralement sur chaque interaction peu scrupuleuse qui s’y prépare. Toutefois, dans une interview donnée à Cannes en 2014, Zvyagintzev a révélé que les scènes étaient tournées dans « le bureau réel du maire, Oleny Górsk. Ce faisant, le portrait était déjà dans cette pièce. Dans n’importe quel bureau du maire, il est effectivement possible de retrouver le portrait de Poutine. Je n’ai pas essayé de faire quelque chose de spécial avec ce portrait, c’était juste là dans la salle et je l’ai laissé à sa place. Je peux vous assurer que si Poutine regardait le film, ce ne serait pas gênant pour lui. »
Leviathan a remporté le prix du meilleur scénario au Festival de Cannes de 2014, le prix du meilleur film au Festival du film de 2014 à Londres et a remporté en 2015 un Golden Globe pour le meilleur film en langue étrangère. Peter Bradshaw de The Guardian le décrit comme un film avec « une ambition formidable…un film avec une vraie grandeur », mais le film divise l’opinion en Russie. Vladimir Medinsky, Ministre de la culture en Russie, le décrit comme « un film antirusse » sans aucun personnage de qualité. « Parmi les personnages du film, il n’y a pas un seul héros positif » a précisé Medinsky à Izvestia, un quotidien russe. Sergey Markov, politologue russe, affirme qu’il s’agit d’« un film antirusse fait pour des maîtres étrangers, un anti-Poutine manifeste dans le cinéma. » Le clergé et des militants orthodoxes russes critiquent également le film. L’archiprêtre Vsevolod Chaplin, porte-parole officiel de l’Eglise orthodoxe russe, soutient que le film « se conforme aux pires stéréotypes occidentaux de la Russie » et Kirill Frolov, chef de l’Association russe des experts orthodoxes le décrit comme « un film malveillant » et a sollicité son interdiction dans les cinémas russes. Le film est cependant sorti en Russie en Février 2015 et le porte-parole de M. Poutine, Dmitriy Peskov en a vanté les mérites. Il a indiqué qu’il ne s’agissait pas d’un film antirusse, qu’il était heureux qu’il ait déclenché des réactions aussi animées dans la société et qu’il souhaitait qu’il remporte un Oscar.
Pour Zvyagintzev « il s’agit d’un film qui parle de l’Homme contre l’Etat pouvant concerner n’importe quel pays et n’importe quel système politique. J’espère que ce sera perçu plus comme un film artistique qu’un film politique. »
Pour cet Anglais en Russie, Leviathan est un film merveilleusement bien ciselé et convaincant. Il incarne avec succès les conséquences accablantes de la corruption sur les gens ordinaires et ce d’une manière qui rivalise avec des classiques que Le Verdict (1982) et Serpico (1973).
Jon Osler, Un Anglais en Russie